Tilia, dans les choux

Par un hiver frileux de 1916, deux avions de chasse survolèrent le ciel du village à moitié ravagé par les bombardements. Les tremblements des vitres de la petite brasserie artisanale se turent, les nuées de fumée noircirent le jour, ruines et décombres chevauchaient le macadam. Collée contre la rangée de fûts de bière sans bière, Tilia noua ses petits bras autour de ses genoux amaigris. Les éternels abonnés de L’étoile d’argent, la brasserie, reprenaient leur conversation autour de leur chope, comme si de rien n’était, indifférents au cauchemar qui bouleversait le monde.
— Eh l’artisan brasseur, qu’attends-tu donc pour nous servir ta bière de Noël ?
Hélas, Bob avait épuisé sa cuvée, de même que tout son stock de malt, d’orge, de houblon, tout.
— Mais j’ai cuisiné le plat du terroir, bafouilla-t-il. Des souriceaux sautés aux pommes.
— A la bonne heure, s’exclamèrent les soûlards.
— Tu nous donnes l’eau à la bouche ! Allez, aboule ton chaudron !
Et Bob fit servir les souriceaux, et personne ne tomba dans les pommes. Et tous s’en allèrent, une fois de plus, sans régler l’addition. Pourtant, il y avait là, attablé au fond du bar à bière, un petit homme. Silencieux, fragile et vulnérable. Il contemplait sa chope de cervoise sans cervoise où fermentaient ses ambitions, attendant comme à l’accoutumée, les pas lourds du sommelier – qui n’arrivera pas – depuis la cave à dégustation.
Monsieur snoba les souriceaux. Sortit de nulle part une boîte en carton. L’ouvrit délicatement. Offrit aux regards indiscrets la vue d’un magnifique chou à la crème.
Un chou à la crème ! Comment était-ce possible ? Tilia, toujours planquée dans sa rangée de fûts, n’en croyait pas ses yeux. Ah, elle en eut même le vertige, sentant gargouiller son petit ventre terriblement affamé. Pas plus tard que dimanche, elle chopait une tomate pourrie du panier d’une amère de famille. Quant à chiper ce délice tombé du ciel ? Même pas peur. Mais non, elle ne se ferait pas prier ! Sacrée Tilia !
Alors, plus téméraire que jamais, Tilia surgit de sa cachette, se faufila entre les tables, et aussi rapide que l’éclair, s’empara de l’objet de sa convoitise. Aussitôt, le petit homme sursauta.
— Hé ! Voleuse ! Rends-moi mon chou !
Monsieur se leva aussi brusquement qu’il en renversa sa chaise, tandis que la petite, déjà, disparut derrière l’amoncellement de gravats à l’autre coin de la rue.
— Laisse tomber, intervint Bob, c’est une crève-la-faim. Elle n’est pas méchante.
Le petit homme ramassa sa chaise, inspira profondément. Un rictus déforma sa bouche, tandis que de ses yeux jaillirent toute la haine du monde.
— Qui est cette morue ?
— Bah laisse tomber.
Bob, bien qu’il eût assez de la guerre, déplia son journal et lut les gros titres à haute voix.
 Mise en service imminente des redoutables chasseurs Albatros D V par le constructeur Albatros Flugzeugwerke. Ah, ces Allemands … Tout un village d’Angleterre, au nord-ouest de Stamford, rasé et bombardé. Les obus éclatent près des tranchées.
— Qui-est-cette-morue ? répéta le rictus.
— Oh écoute-moi ça l’ami, poursuivit Bob. Faits divers, la femme en vert se donne la mort après l’adieu aux lisières.
Fou de rage, le petit homme frappa violemment la table du poing.
— Je répète : qui-est-cette-morue ?
— Une sauvageonne de la forêt, une petite juive élevée seule par son soldat bleu de père. Mais pourquoi en fais-tu donc tout un fromage, Adolphe ?
— Quel fromage, c’est mon chou qu’elle a piqué !
— Oui, je sais bien qu’elle t’a piqué ton chou, mais … Eh, où vas-tu ? Adolphe ! Reviens ici tout de suite … Adolphe Hitler !


Texte libellé
1/ pour Les Plumes 51 chez Asphodèle
2/ et pour le challenge écriture chez le Scribouilleur :
Tilia et les peuples de bois (Belette nominée pour écrire le premier chapitre).

43 réflexions sur “Tilia, dans les choux

  1. J’ai bien aimé lire le début de cette histoire qui donne envie de connaître la suite. La petite Tilia ne manque pas de courage…..alors la suite n’en sera que meilleure et intéressante. Gros bisous ma belette ♥

  2. Ce petit texte m’avait échappé. Je vais aller jeter un oeil sur le défi par curiosité pour voir son origine. J’attends ta petite plume aiguisée de belette pour le nouveau jeu de Sally qui te siérait à ravir !
    Des bises
    A

    • Hello Andy, j’ai placé dans mes favoris ce jeu fort appétissant, et viendrai m’inviter chez Sally dès que le weekend m’aura remis les neurones en état (je suis assise du matin au soir devant des écrans de home page, landing page, balise meta, social network description tout ça et figure-toi que, le soir venu, j’ai le cerveau en compote. Un quotidien en déconfiture, bref : )
      Des bisettes de Belette.

  3. Ce qui est chouette c’est que suite ou pas suite, cette histoire forme un tout et c’est plaisant de pouvoir la lire en un seul bloc, bien foutu, bien pensé, bien écrit. Du coup, j’espère que lire la suite n’obligera ni à replonger dans les épisodes précédents, ni à attendre désespérément ceux d’après qui ne finiront jamais. Moi, j’aime ça, des petites histoires bien balancées comme celle-là avec un début et une fin qui se tiennent. Bravo, la Belette. Joli trou !

    • Merci Anne, c’est bien cela : chacun est libre d’écrire des chapitres les uns indépendamment des autres, tout en gardant les contraintes imposées par l’organisateur. Thérèse Lamouche nous révélera l’épisode 2 (libre à elle de commencer une nouvelle aventure de Tilia, ou de donner une suite au chapitre précédent). Toujours est-il que le challenge est ouvert à tous (et plus on est de fous, plus on rit : ))

  4. quand je pense qu’il a suffi d’un seul chou à la crème pour déclencher plus tard une autre guerre mondiale ! C’est dingue, quand même ! 😀
    Oui, c’est vrai qu’Adolphe avait un gros grain dans le crâne !
    On ne se méfiera jamais assez de la frustration éprouvée quand quelqu’un nous pique sous le nez, une telle friandise ! 😉

    • Coucou Valentyne, merci : )
      Tilia sera une histoire écrite à plusieurs mains : un chapitre, une plume. Elle est ouverte à tous, sans doute aimerais-tu y participer ? Ça se passe chez le compagnon des fleurs, Hervé Saulnier : )

  5. Bien tricoté ; je n’ai pas vu venir les années ’16, même si l’article sur l’albatros aurait du m’aiguiller ; jolie chute, avec ce petit Adolph rancunier ; dans cette teinte là, tu aurais pu glisser une « femme en vert-de-gris » 🙂

  6. Eh oui, certains ont la rancune tenace…et l’histoire peut basculer pour une histoire de chou à la crème…mal digérée.
    En tout cas, bravo, c’est vraiment bien écrit !
    (juste un détail : un peu facile, les titres de journaux ! 😉

    • Rires : ) Figure-toi qu’il n’y avait pas que le chou à la crème, ce jour-là. Car les yeux d’Adolphe lançaient des éclairs.
      Ah, vraiment désolée pour les titres de journaux, coup de pompe des neurones. Bon weekend la licorne ; )

  7. Téméraire cette petite Tilia mais oui, il faut la sortir de cette époque noire ! Surtout qu’en 1916, Hitler ne sévissait pas encore !!! 😆 Est-ce de l’anticipation ? Hou je suis perdue moi !!! 😀 En attendant, elle a bien fait de voler le chou à la crème ! 😉

  8. C’était donc ça ? Une sombre histoire de chou à la crème volé ? On ne nous dit pas tout ! Heureusement que tu es là pour rétablir la vérité historique !
    ¸¸.•*¨*• ☆

  9. A reblogué ceci sur Le scribouilleuret a ajouté:
    Et bien voici le premier épisode de Tilia. Un départ auquel je ne m’attendais pas et la patte de Michelle toute particulière et pétillante. J’adore et ça offre plein de possibilité pour la deuxième personne qui a relevé le défit. Michelle bravo à toi. Je vais publier tout ceci dans la journée sur Wattpad et vous ferais part de ça. Merci beaucoup.

    • Comme tu as dû le constater, j’ai jumelé les ingrédients de 2 challenges pour cuisiner ce premier chapitre ; sans doute que d’autres lecteurs aimeraient prendre le relais aux fourneaux et y écrire une suite …? Ahah, tu ne t’attendais pas à ce départ : ) Si c’était toi le nominé, comment tu l’aurais tambouillé ?

      • Je l’aurais mise dans la campagne anglaise et tout l’histoire serait parti d’une maison abandonnée Mais ta vision me plait et je sais comment je ferais la suite 😉

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