Le Blue Yunkee
Chapelle de l’aumônerie catholique de l’orphelinat.
Silence de monastère dans un halo d’apaisement et de fraîcheur.
Assise seule sur un des bancs du fond, Lucie savourait chaque parcelle de paix, chaque minute figée dans la beauté d’une quiétude hermétique. Au pied de l’autel, une dame à genoux se recueillait, coupée du reste du monde. Loin des chandeliers. Loin de l’orgue en acajou. Peut-être même loin du présent, dans une autre dimension, un voyage astral.
Lucie accueillit ce silence invitant plus à la réconciliation avec soi-même qu’à la méditation. Elle se félicita d’avoir fait le bon choix : l’orphelinat en effet, avait reçu avec joie l’ensemble des effets personnels de Sarah dont elle venait de faire don.
Elle jeta un œil à la discrète pendule en bois de chêne, lorsqu’elle entendit des pas feutrés s’approcher. Un homme venait s’asseoir à l’arrière, avec l’agilité d’un fauve à l’affût. Lucie se sentit ridiculement dans la peau d’une proie.
Oui ridicule.
Profiter une dernière fois des délices du silence.
Penser à quitter les lieux.
Mais elle sentit le souffle chaud du fauve par-dessus ses épaules.
— Bonjour, Lucie.
Son cœur se mit à battre … Mathis !
— Mère Judith m’a fait part de votre visite à l’orphelinat, reprit-il à voix basse après une courte pause.
Et alors, soupira-t-elle intérieurement, presque irritée, et sur la défensive.
— Sauf erreur, il s’agit bien de ma vie privée … me trompé-je ?
D’ailleurs, que faisait-il en ces lieux ?
— J’ai rendez-vous avec les orphelins désirant bénéficier d’un soutien psychologique, tous les mercredis, expliqua Mathis comme si, une fois de plus, il devinait le fond de ses pensées. C’est alors que j’apprends pour votre œuvre de charité.
— Oui. Je ne tiens à garder aucun effet personnel de ma sœur avec moi, trop de souvenirs d’elle.
Quelques minutes s’écoulèrent, creusant à nouveau le silence.
— Et maintenant, si vous le permettez, je dois m’en aller.
Lucie ramassa son sac.
— Avez-vous remis à l’orphelinat la cafetière en argent …?
Décidément, ce n’était pas ses oignons ! Et comment pouvait-il être au courant du contenu des lots de cartons qu’elle remettait à l’orphelinat ?
— La cafetière appartenait à ma défunte grand-mère, s’entendit-elle répondre. Je ne vois pas en quoi …
— En vérité, il serait préférable que vous ne la gardiez pas.
— Pourquoi cela ?
— Ah Lucie … vous revoilà avec vos questions …
— Monsieur Mathis …! chuchota-t-elle avec véhémence. Vous en dites toujours trop, ou pas assez !
Lucie se leva, lui fit face et croisa le regard gris glacial.
— Oui, sortons, ordonna Mathis.
Elle étouffait, sa présence exacerbait ses sens, mettait ses nerfs à vif. Leur dernière entrevue datait d’il y a deux semaines, et elle pensait ne plus avoir à le croiser sur son chemin. Hélas, le petit bonheur de paix de la chapelle fuyait loin à présent.
Dehors, l’air lourd se chargeait d’électricité, une pluie imminente s’annonçant à l’horizon. Sans mot dire, ils se retrouvèrent à marcher sans hâte le long du rivage. Comme si l’horloge du temps marquait un arrêt. Lui de sa démarche féline, façon top model Yves Saint Laurent. Et elle maudissant soudain son jean cigarette moulant, rendu coupable de révéler ses courbes féminines.
— Votre sœur Sarah souffrait de … lésions mentales, déclara Mathis sans préambule. Elle parlait à cette cafetière. Rêves prémonitoires. Troubles du comportement.
Lucie retint son souffle.
— Vous essayez de me faire croire que Sarah se serait donc donnée la mort à cause d’une … cafetière ?
— Je vous avais prévenue qu’il était inutile d’en savoir davantage sur cette histoire. J’avais demandé à Sarah, au cours de sa thérapie, de se débarrasser de cette pièce, à maintes reprises. Mais en vain.
— Vous auriez mieux fait de ne jamais m’en parler.
— Ah ?
Il cessa de marcher, et leva un sourcil, narquois.
— A présent, c’est donc moi qui insistais pour vous parler du cas de votre sœur. Glorieux !
— Sachez que j’étais bien, dans ma chapelle, il y a quelques instants ! Pourquoi fallut-il que vous soyez intervenu ?
Les yeux gris virèrent au gris profond de la tempête qui s’apprêtait à éclater.
— Ecoutez Lucie. Vous ne grandirez jamais.
— Pardon ? s’indigna-t-elle, des éclairs dans les yeux. Mais enfin, pour qui vous prenez-vous ?
— Acceptez la réalité. Faites le deuil du passé.
Mathis ignora la dernière salve. Leva la tête vers les nuages chargés d’orage dont l’odeur humide se dissolvait dans celle du fuel des paquebots du port.
Compter jusqu’à dix.
Avaler une grande goulée d’air marin.
Recompter jusqu’à dix.
— Dites-moi, Lucie. Aimez-vous le voilier ?
— Pardon ?
— Disons que j’ai l’intention de mouiller à l’Île aux Reptiles, demain matin. Un vent d’Est de +24 nœuds va souffler sur le plan d’eau. Sans doute aimeriez-vous faire partie de l’aventure ?
Coupez ! C’était quoi cette séquence de voilier et de nœuds ? Un peu de sérieux, Mathis !
Hébété, Lucie secoua ses bouclettes afros, la bouche dessinant un O muet. Elle croisa le regard indéchiffrable et presque énigmatique. Elle y vit le reflet de l’océan. Avec la peur de s’y noyer.
— Le voilier est ma passion, poursuivit-il sans la quitter des yeux. En vérité, ayant l’intention de m’offrir un Cruiser 51, je suis présentement en phase test sur celui de mon ami Yann. Et rassurez-vous : nous ne serons donc pas seuls.
Lucie détourna la tête. Troublée. Prise au dépourvue.
Ce Mathis, elle ferait mieux de ne plus jamais le revoir. Il avait le don de mettre ses émotions fragilisées sens dessus dessous, à quel jeu jouait-il ? Et quelle coïncidence, pour l’Île aux Reptiles, la destination sur laquelle elle avait jeté son dévolu pour sa prochaine escapade.
— Mon chauffeur sera chez vous à 6 heures demain matin, pendant que Yann et moi nous mettrons aux opérations de lever l’ancre. Et bien entendu, soyez sans crainte, notre excursion ne prendra que la matinée : nous serons de retour avant midi.
Elle n’avait pas marqué son consentement !
Mais le commandant de bord avait parlé. Point de discussion, il était aux manettes. Ou plutôt à la barre.
Alors, l’envoyer dans les roses.
Pourtant, il était trop tard.
Elle rêvait déjà de l’île aux reptiles. Des lézards sous les cailloux. Des iguanes à l’ombre des feuillages. De la bise marine dans ses cheveux. Du soleil sur sa peau.
Mais … était-ce seulement les reptiles qui lui faisaient ressentir cette joie naissante, presque excitante, qui venait prendre possession de son être ?
Après tout, elle ne voulut y accorder aucune importance …
Tout ce qu’elle sut, c’est qu’elle n’avait pas envie de dire non.
— Ceci dit, réveil à 5 heures recommandé ! lança Mathis.
Lucie haussa les épaules, amusée.
En fait, peu importait l’heure à laquelle elle réglerait son réveil, se dit-elle. Mathis serait là à l’attendre, de toutes les façons, elle en mettait sa main au feu.
— Je vous dépose à votre atelier ?
La chevauchée sur son nuage rose tirait à sa fin.
— Non merci, soupira-t-elle, furieuse contre elle-même pour elle ne savait quelle raison d’ailleurs. Je vais marcher encore.
— Il va se mettre à pleuvoir bientôt … !
— Mais la pluie ne me fait pas peur, Monsieur Mathis.
— Alors, comptez sur moi pour vous servir du grog et des mouchoirs en papier à bord, demain !
Cela n’avait rien d’une menace.
Et si c’en était une, elle était d’une douceur étrange.
Sur ce, le téléphone. Sauvé !
Elle fouilla dans son sac, décrocha et fit un signe de la main en guise d’au revoir.
*
Lucie se rendit à l’évidence.
Toutes ses pensées allaient vers Mathis.
Son cœur battait la chamade :
Un : à l’idée de le revoir ;
Deux : lorsqu’il l’accueillit à l’autre extrémité de la jetée, dans son look fraîcheur sport décontracté style Sean O’Pry en pleine campagne Hugo Boss ;
Trois : lorsqu’il lui fit faire le tour du magnifique Bavaria Cruiser 51 avec l’équipage (Yann et Mathis lui-même) ;
Quatre : lorsqu’il lui servit un apéritif – du Vermouth saupoudré d’une pincée de charme à faire craquer une déesse.
Quant à Lucie, elle reconnut avec effroi les symptômes d’un sentiment qu’elle croyait n’exister que dans les contes à l’eau de rose.
— Hep Mathis ! interpela Yann. Pas trop mal, on a 20 nœuds de vent !
— Alors, on hisse la grand-voile, et on envoie un bout de génois !
Mathis s’était excusé à l’avance. Il accomplissait pendant un court moment son rôle de barreur à l’arrière du Cruiser, maniait – outre la barre – les équipements de navigation, accédait aux passavants sur ordre de Yann, le commandant de bord attitré du jour.
Mathis proclamait depuis son poste :
— Direction Sud Sud Est 15° 12.435’S – 37° 15.295’E.
Ciel dégagé. Paisible traversée. Du bleu à perte de vue, Le Blue Yunkee projeté dans sa trajectoire.
Lucie qui se laissa surprendre par le spectacle depuis le pont sentit soudain la présence de Mathis à ses côtés, tous ses radars en alerte.
— Magnifique prototype, reconnut-il, un rien malicieux.
Il porta à son tour son verre à ses lèvres.
Laissait-il sous-entendre le Cruiser 51, ou … sa passagère invitée du jour ?
— Dieux ! Je suis sous le charme.
— En quoi l’aimez-vous ?
— Tout. La motorisation, un Volvo Penta D2-75. Et puis, toujours avec son confort et ses qualités sous voiles parfaits. Ses nouveaux standards. Double safran, plate forme de bain avec teck, douchette de cockpit, assises de cockpit en teck, feux de navigation et lumières sur le pont, tout … D’un romantisme que vous auriez été loin d’imaginer.
Lucie eut un petit rire.
— Je vous vois organiser une soirée où le champagne coulerait à flots.
— Une soirée romantique. A deux, peut-être un dîner aux chandelles.
Lucie crut un instant voir pétiller les prunelles grises, qu’il s’empressa de cacher sous ses lunettes de soleil.
— Mais il faudra d’abord que je l’achète ! Et figurez-vous que mon ami Yann n’est pas allé mollo avec le prix … !
Ils restèrent ainsi un long moment, face à la mer, laissant la bise marine caresser leur peau.
— Hey Mathis ! lança Yann du cockpit, à la suite d’un bref contact radio. Shiva a bien accosté à l’île Sainte-Marie, mais avec un vent modéré … et donc quasi au moteur !
— Tiens tiens … Le mouillage par excellence !
Il y avait du rire et de la bonne humeur dans les échanges, pas seulement sur Le Blue Yunkee, remarqua Lucie, mais aussi entre les équipages des catamarans du secteur. Un nouveau Mathis, bien dans son élément, semblait se découvrir au fil de la traversée. Loin du taciturne homme froid d’Ambodiatafana Beach.
Les questions qui persécutaient Lucie s’envolèrent. Responsable du suicide de Sarah ? Liaison avec sa sœur ? Peu importait. Sarah aurait donc été plus obsédée par sa cafetière que par Mathis.
— Pour des envies d’aquarium et de fond marin, sachez que notre glass bottom est à votre disposition, Altesse.
— Certes. On risque aussi de tomber sur les dragons de mer, par ici …
— Les dragons de mer, les hippocampes ? Ah, et aussi de drôles et de non moins vilains animaux aquatiques !
Ils élurent domicile sur le pont, où les rires avaient des ailes, voletant à bord dans une ambiance d’évasion. Lucie offrit son visage au vent marin vivifiant. Aurait-elle trop bu ? Puis doucement, les yeux gris plongèrent au fond des yeux noisette. Comme pour les posséder. Descendirent vers les lèvres pulpeuses, tandis que ses doigts, d’une certaine sensualité, lentement effleurèrent sa joue.
A cet instant, Lucie perdit tout contact avec la réalité.
Il n’y avait plus que Mathis et elle.
Plus de ciel bleu. Elle frémit lorsqu’un baiser vint se poser sur ses lèvres hésitantes, sans se presser – signé Mathis, avec l’inspiration du poète, le point d’orgue du musicien. Lucie se perdait dans un kaléidoscope des sens qui la terrassaient.
Mais Mathis se détacha d’elle, sourire dans le regard, tâtant le fond de sa poche.
— Veuillez m’excuser, murmura-t-il. Allô ?
— Mathis ! J’ai essayé de te joindre au moins une dizaine de fois depuis hier mais …
Ce fut une voix de femme.
Entracte.
Que s’était-il passé sur ce pont au juste ? Un baiser ? Un rêve ? Ou un accident ?
Lucie en fut bouleversée.
Quelques gorgées de Cinzano plus tard, elle entendit Mathis mettre fin à l’entretien téléphonique. L’air assombri, il prit une profonde inspiration. Allait-il annoncer que Le Blue Yunkee sombrait …? Comme ses illusions, peut-être …?
— Lucie, vous me voyez navré pour …
Pour ce qui venait d’arriver ? Lucie s’efforça de demeurer de marbre.
— … pour l’Île aux Reptiles, acheva Mathis. Nous ne pourrons pas y jeter l’ancre comme prévu. Car contraints de faire demi-tour en urgence.
Affalez le voile ! Lancez le moteur ! Barre à tribord !
Le barreur reprit son poste et Lucie ses esprits.
Y avait-il le feu ?
Pourquoi cette précipitation, ce revirement d’attitude à 180 degrés ?
— Breaking news, fit Yann en rejoignant Lucie sur le pont. L’Azteca vient de mouiller à Rodrigues. Nous allons amarrer à la baie d’Ambodiatafana, chez Mathis.
— Rien de grave chez lui…?
— Il y a eu un appel … Il y aurait urgence. Ah, les bonnes femmes !
Mais Yann blêmit, regrettant sa maladresse. Il se confondit en excuses, entraîna Lucie à la cuisine où il jeta des tomates pêle-mêle dans l’évier double bac, pour se rattraper de sa boulette.
De sa grosse, vraiment grosse boulette.
*
Le Blue Yunkee avait donc amarré à la baie d’Ambodiatafana. Lucie et l’équipage regagnaient la terre ferme.
Elle reconnut la terrasse en bambou, le coin cuisine en pierres sèches, et au loin le 4×4 Cherokee garé à proximité d’un hors-bord en voie de dégradation. Rien n’avait changé, à la différence que ce jour-ci, une gracieuse jeune femme adossée à l’une des poutres en palissandre venait écraser sa cigarette sous ses bottes. Ce n’était pas Créolia.
— Aha, je vois qu’on fait du catamaran sans ses amis ! susurra la belle sur un ton faussement indigné.
Mathis, coulissant la façade vitrée, invita Lucie et Yann à s’installer au living pendant qu’il se mit en devoir d’admonester la séduisante invitée surprise qui dégaina une nouvelle cigarette et un briquet. Elle s’appelait donc Valentine (mais pourquoi pas Antoinette ou Blandine comme tout le monde ?).
— Tu recommences donc à fumer ? Range ça tout de suite.
— Oh, mais quel accueil mon amour ! Toi, tu n’as pas l’air heureux de me revoir. J’imagine que tu as bien mouillé ?
Se trémoussant contre Mathis, Valentine posa ses mains manucurées sur son torse, tandis qu’il emprisonna ses poignets, tentant de la détacher de lui.
— Ecoute Val, tu m’as parlé d’une chose grave au téléphone. Au point que mon programme de ma journée est tombé à l’eau !
Elle gloussa.
— C’est le cas de le dire, chéri. J’ignorais que tu faisais une promenade en mer. Je voulais te faire la surprise.
Elle désigna la table de la terrasse, dressée avec goût.
Tadam !
Couverts pour deux.
Verres à pied en cristal.
Discret bouquet floral assorti à un magnifique chemin de table artisanal.
— Val ! gronda Mathis. Tu me fais annuler mon programme de la matinée pour un déjeuner ?
Oubliée dans son coin, dans ce monde hostile qui n’était pas le sien, Lucie fulminait, au bord des larmes. La honte. L’humiliation.
Donc, Mathis s’était cordialement moqué d’elle.
Un infâme Don Juan de première, voilà bien ce qu’il était ! Elle aurait dû s’en tenir à son instinct, n’écouter que la voix de la raison, se fier à son sixième sens qui l’avait pourtant mise en garde contre ce séducteur dès le début de leur rencontre.
Lucie sentit venir un haut-le-cœur inévitable.
Voulut prendre ses jambes à son cou.
Ne supportait plus de rester une minute de plus en ces lieux.
Elle se leva.
— S’il vous plaît, murmura-t-elle à Yann qui lui servit un gin tonic. Je souhaiterais m’en aller d’ici, maintenant.
A SUIVRE